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Revue sociale, ou Solution pacifique du problème du prolétariat. Boussac :  P. Leroux, 1845-1850. ISSN 2021-1066.

N°15 :Décembre 1846 :

. Exposé sommaire de la doctrine de l'Humanité

. Les Paysans (3)

. Simple réflexion d'un industriel (2) LP de Liège

. Souvenir d’Algérie (3)

. Les enfants - Auguste Desmoulins

. Correspondance parisienne

N°15 :Décembre 1846 :

. Exposé sommaire de la doctrine de l'Humanité

(...) " Dans ce qui fait l'objet de notre croyance, nous ne prétendons pas relever seulement de nous-mêmes. Nous sommes les disciples de tous les vrais penseurs qui nous précèdent, dans quelque lieu de la terre et dans quelque point du passé qu'ils aient vécu. Pour avancer réellement, nous croyons pouvoir tenir une route plus sûre en nous mettant, en face de l'avenir, à la suite de l'Humanité, qu'en nous écartant d'une manière absolue de la route qu'elle a suivie jusqu'à ce jour. Ce que nous croyons nous semble avoir été l'objet de la croyance de l'Humanité dans tous les temps, croyance plus ou moins obscurcie autrefois, plus ou moins enveloppée dans des mythes et des symboles, et qui se dévoile de plus en plus aujourd'hui dans son essence et sa réalité intime, à mesure que la lumière de la raison l'éclaire davantage.  Au reste, pour faire tout homme juge de la valeur de nos principes, notre dessein est aujourd'hui de les exposer sous forme de propositions, et dans l'ordre où ils nous paraissent se déduire les uns des autres, naturellement, invinciblement, à partir d'une vérité fondamentale."

 

Première proposition. L'homme est dans toutes ses manifestations sensation -sentiment-connaissance indivisiblement unis et simultanément manifestés. ( ...) 

Nous appelons sensation l'impression produite sur notre organisme pat la nature et reçue par nous au moyen de nos sens. La connaissance, c'est notre intelligence saisissant la sensation faite dans notre corps par la nature. Le sentiment, c'est le résultat de la sensation el de la connaissance, c'est le degré d'affection ou de passion qui se montre en nous chaque fois que nos organes reçoivent une sensation conçue par notre esprit. (...) 

 

Deuxième proposition. La vie humaine est une communion incessante dans laquelle l'homme est uni avec la Nature, avec l'Humanité, avec la Science et Dieu, mais plus particulièrement et plus directement avec l'Humanité.

Ainsi l'homme est en communion incessante avec le monde physique, avec la science, avec l'Humanité; car il est incessamment, -dans chacune de ses manifestations, sensation-sentiment-connaissance indivisiblement• unis, et· il résulterait pour lui un grand mal de tout empêchement apporté à cette communion.• Et c'est justement parce qu'elle n'est pas libre et complète pour tous les hommes, soit avec la nature, soit avec l'Humanité, soit avec la •science, c'est pour cela qu'il y a tant de souffrances de toutes sortes, tant de misères, tant d'ignorance, et tant de travers. Mais l'homme est plus particulièrement et plus directement uni à l'Humanité. C'est là, une vérité féconde et salutaire. Sans doute la nature et la science sont deux objets pour l'homme, mais son objet le plus direct, c'est. l'homme. La raison de cela est que l'homme trouve dans l'homme son semblable. ( ... ) 

 

Troisième proposition. L' Humanité est un être idéal, composé d'une multitude  d'êtres réels, qui sont eux-mêmes l' Humanité en germe., l'Humanité à L'état virtuel.

Il y a une raison profonde du lien de l'homme avec I' Humanité: c'est que tout homme est lui-même l'Humanité. Quelques mots sur la définition donnée plus haut expliqueront cette vérité. L'Humanité, disons-nous, est un être idéal. Cet être n 'existe pas en tant qu'être particulier, individuel, appréciable à nos sens; mais il existe dans une foule d'êtres particuliers et réels, dans les hommes. L'Humanité est une espèce particulière, comme toutes les autres espèces sorties de Dieu. Elle a son essence propre, ses .qualités constitutives, son caractère personnel et déterminé. On ne la trouvera . nulle part si on la cherche ailleurs que là où elle est. Elle est dans tout homme, tout homme est un individu de l'espèce Humanité. Tout homme porte en lui l'essence Humanité, qui est sensation-sentiment-connaissance indivisiblement unis. Car il n'y a pas d'homme dans lequel ne se trouvent ces trois facultés. Seulement elles ne se trouvent pas dans tons au même degré de développement; et aucun d'eux ne les possède dans toute la grandeur qu'elles peuvent atteindre. Car l'Humanité, être idéal, n'est pas une création finie, sans avenir de développement et de perfectionnement." ( ...) 

" Ainsi se développe l'espèce humaine. ,Et tout degré de son· développement est marqué dans chacun des individus qui la composent, dans chaque homme. Tout progrès dans l'espèce est aussi un progrès dans l'individu, car celui-ci peut s'approprier tout nouveau perfectionnement de son espèce. L'Humanité actuelle n'est pas supérieure dans un certain nombre d'hommes seulement à l'Humanité antérieure, elle l'est aussi dans tous les hommes de notre époque. Le prolétaire d'aujourd'hui nous voulons parler justement de l'individu le plus dépourvu des moyens de s'approprier les progrès de son espèce, quoique ses faculltés puissent le lui permettre dans un milieu plus favorable, -le prolétaire de nos jours est bien au-dessus du serf du moyen-âge et de l'esclave de l'antiquité. N'a-t-il pas pour l'exercice de son activité mille auxiliaires ingénieux et puissants qui se partagent avec lui la tâche du labeur, et qui manquaient à ses devanciers? Certes la répartition des instruments de travail n'est pas équitable, et la foule des oisifs et des exploitateurs devrait être convertie en ouvriers; mais, quoi qu'il en soit de ces imperfections que le temps détruira, toutes les conquêtes de l'Humanité sur la matière ont doué le travailleur moderne d'une puissance intérieure qu'il manifestera desormais par de nouvell.es conquêtes de plus en plus élevées." (...) 

" Mais ce qui est le plus consolant, c'est qu'il se regarde lui-même comme un homme semblable à tout homme, c'est qu'il sent en lui la dignité, la grandeur de l'homme. Délaissant toute idée de caste, toute distinction d'inférieur et de supérieur; de riche et de pauvre, il va droit à l'Humanité, il la trouve en lui douée des mêmes facultés · que hors de lui, il se classe dans cette espèce qu'il reconnaît pour la sienne, et nonobstant toute différence de développement entre lui et les autres, il se pose comme égal en face de tout homme. Cette attitude est légitime. L'Egalité, c'est la conséquence immédiate, naturelle, invincible, de la vraie notion de l'Humanité. Qui détruirait ce raisonnement? Si l'Humanité se trouve dans tout homme avec ses qualités fondamentales, essentielles, susceptibles de développement - et la créature humaine la moins avancée dans l'ordre intellectuel peut en fournir la preuve puissante à l'incrédule le plus obstinément enfermé dans sa négation de l'Egalité •ET si tout homme porte en soi la trinité sensation-sentiment-connaissance indivisiblement unis, tout ·homme est égal à tout homme. Or cette vérité ne saurait être contredite qu'en vertu des idées les-plus fausses sur l'Humanité, donc tout homme est égal à tout homme."(...) 

"  Le propre dè l'Humanité c'est d'être susceptible de développement et de perfectionnement. Mais elle ne peut obéir à l'impulsion de sa virtualité qu'en puisant dans la nature, dans la société et dans la science tous les moyens de progresser. Elle a donc droit de prendre ces moyens là où ils sont, et d'en user dans toute l'étendue de ses besoins. Or tout homme est lui-même l'Humanité dans une certaine manifestation particulière et actuelle, dolic tout homme a droit à la nature, à la société, à la science. Mais l'homme n'est pas seul, il y a les autres hommes; un homme seul n'a pas droit, tous les hommes ont droit. Si le droit de quelqu'un d'entre eux n'est pas reconnu, respecté et satisfait, il y a aussitôt injustice et repression de la part de tous sur un seul. Si le droit du plus grand nombre est lésé par l'égoïsme de la minorité, il y a aussitôt des oppresseurs et des opprimés, il y a l'envie, la haine, la discorde, la lutte, la mort. C'est l'inégalité, c'est le mal. Le monde actuel n'offre pas d'autre spectacle. Il faut donc, pour qu'il n'en soit plus ainsi, que le droit de chacun soit respecté par tous, et le droit de tous par chacun. C'est · là notre devoir. , Et un seul homme n'a pas ce devoir, tous les hommes ont le même. Ainsi le droit et le devoir sont semblables pour tout homme, et cessent d'être distincts et divisés pour devenir unis et confondus."

Quatrième ·proposition:La loi morale de l'homme n'est ni le sacrifice ni l'égoïsme, mais la Solidarité."

Partons de ce principe pour aller plus loin dans la question qui nous occupe. Le droit de tout homme consiste, dans sa .véritable extension, en ce ,qu'il lui assure la libre faculté de prendre dans la nature, dans l' Humanité, et dans la science tout ce qui peut concourir à son triple développement physique, moral, et intellectuel. Ce droit est inhérent à l'Humanité et n'appartient qu'à elle seule, uniquement parce qu'elle est l'Humanité. On ne saurait la concevoir dépourvue de ce droit. Et de même puisque tout homme est l'Humanité dans une manifestation particulière et actuelle, on ne saurait concevoir aucun homme dépourvu de ce droit. On ne saurait non plus concevoir un homme qui n'aimerait pas son droit, et auquel il serait indifférent d'être privé de la nature, de l'Humanité et de la Science . Ceux-là seuls qui se donnent la mort cessent d'aimer leur droit. Tout homme donc aime légitimement son droit, et s'aime légitimement lui-même dans l'amour de ce droit. Voilà l'égoïsme. Avec ce caractère, il est tout justice et vérité. Mais le droit de tout homme a une limite. Il s'arrête, pour devenir injustice et oppression s'il est poussé plus loin, là où commence à s'exercer le droit du semblable. Le devoir de tout homme est alors de ne point passer outre. Mais s'il arrive que par exigence immodérée de quelqu'un de ses besoins,  il convoite encore une certaine part de ce qui est l'objet du droit de son semblable, même après qu'il aura exercé le sien propre dans son extension normale? .... Eh bien, par devoir il s'abstiendra, par devoir il fera le sacrifice de ce qu'il était tenté de ravir à son frère. Nous disons le sacrifice pour exprimer la répression morale qu'il devra exercer sur toute tendance de sa nature à l'exagération, bien qu'il n'y ait pas sacrifice pour lui dans la douloureuse acception de ce mot, puisque son droit réel et complet aura été satisfait. Tel est le fait de la Solidarité qu'en unissant le sacrifice et l'égoïsme, ou le droit et le devoir, elle peut donner satisfaction à tous les hommes à l'aide d'une organisation nouvelle dont elle est le principe." (...) 

" Qu'est-ce donc que la Solidarité encore une fois? Nous dirons: c'est une chaîne mystérieuse et ininterrompue qui pénètre dans chacun de nous, Elle nous unit tous à tous dans le dédale de ses cercles innombrables. Elle est, pour emprunter à la science un terme de comparaison bien connu, comme un fil conducteur le long duquel court, en passant par chacun de nous, tout ce qui est dans l'homme et sort de l'homme, le bien et le mal, la joie et la plainte, l'erreur et la vérité. Nul de nous n'accomplit un progrès qui n'élève dans chacun de nous l'Humanité à un degré supérieur. · Mais aussi nul de nous ne fait une chuteront le contre-coup, insensible, mais réel et agissant, ne soit porté à chacun de nous. Calculez si le nombre des progrès peut excéder le nombre des chutes dans un milieu social où la plupart des hommes sont privés des moyens de se développer, et par là de progresser, et vous saurez alors s'il n'est pas nécessaire que le monde actuel se transforme ou se retire devant un nouveau monde fondé sur I' Egalité et la Solidarité."

. Les Paysans (3)

(...) " Ainsi, je le répète, je n'ai été amenée à une manifestation telle quelle que par amour et par pitié pour ceux qui souffrent, et par l'espérance de rencontrer des cœurs généreux. Cependant quelques propriétaires, blessés des vérités peut-être un peu brutales que renferme mon dernier article, ont vu là un cri de guerre et de révolte contre eux. Tant que je n'ai parlé que du paysan, ils m'ont pardonné mon dévouement pour lui en faveur du jugement sévère que j'en portais. «A la bonne heure, disaient- » ils, ici le paysan n'est pas poétisé; l'auteur le connaît; ce n'est pas de l'idylle; cela est vrai. " Mais quand j'ai osé porter la main sur les maîtres, quelques-uns, je le sais, en ont été indignés. Permis à moi d'écarter les haillons du paysan pour montrer ses plaies; mais respect aux vêtements du riche ! Il est de ces choses brillantes qu'il ne faut regarder que de loin, dont on ne doit point approcher, et que l'on ne doit jamais toucher surtout." (...) 

" Si l'on me. comprend bien cette fois, on doit voir qu'il y a assez d'amour et d'enthousiasme dans mon cœur pour que la haine et l'envie n'y trouvent point de place. C'est sans colère et sans passion que j'accuse. ... Je reconnais des oppresseurs et des opprimés , et je voudrais consoler et soutenir les uns sans maudire les autres; car j'espère, comme je l'ai déjà dit, que la connaissance de la vérité amènera un rapprochement, une fusion. Pourtant si, tristement détrompée, je reconnaissais que l'alliance du riche et du pauvre est impossible ; que cet état d'antagonisme que j'aspire à voir cesser est nécessaire et fatal; qu'il faut prendre parti pour un des adversaires, je n'hésiterais pas : je combattrais de toutes mes forces pour les pauvres, pour les faibles, pour les ignorants. Au travail lent et obscur que j'accomplis chaque jour pour eux, je joindrais une lutte ostensible et désespérée."

Puis l'auteur répète comme quant aux paysans, ce qu'il est quelquefois fait " à Paris " de l'éloge du paysan et ou du prêtre , dans des portraits d'écrivains très affable d'enjoliments et sans , en vrai, grand réalisme : or l'auteure va s'attacher à montrer l'emprise du prêtre sur les paysans, et la relation fausse qui les unit, dans l'hypocrisie réciproque et la défiance : jusque ce paysan qui ne croit guère et ne va à la messe que pour ses habits et ses affaires, et jusque ce curé qui, béni par l'évêque, n'est qu'un homme résigné intriguant la Commune plutot qu'épanoui et éducateur : or c'est le noeud du problème pour ces paysans endoctrinés par l'église de n'avoir comme éducateur des hommes résignés dont on rit , et non un vrai accès à l'Intelligence, la Culture, le Droit, la Philosophie .

. Simple réflexion d'un industriel (2) LP de Liège

(...) Je n'ai, mes bons amis, ni la prétention , ni le loisir, de tracer un tableau complet des misères de la concurrence, des maux du régime actuel; j'abrège donc. Aussi bien ai-je également presque complètement laissé dans l'ombre tout le côté moral de cette grande question. Permettez-moi pourtant d'ajouter encore un trait important à cette faible et rapide esquisse : je veux parler des sociétés anonymes et des grandes compagnies par actions. Je puis au reste les caractériser en peu de mots : c'est l'exploitation du travail par le capital mise à la portée de toutes les fortunes, quand ce n'est pas, par un étrange et cruel retour, l'exploitation du capital lui-même par l'agiotage et le charlatanisme. Or telle est, mes amis, l'erreur fondamentale de l'économie politique : c'est d'avoir pris le fait pour le droit; c'est d'avoir pensé qu'il suffisait, pour que tout fût ,au mieux, d'avoir brisé les anciennes entraves, et, du reste, d'abandonner librement, de déchaîner au hasard toutes les forces et tous les éléments de la production. Eh quoi! dans la nature entière, comme dans la société elle-même, tout est organisé, tout hormis l'industrie; pour tout ce qui vit, s'entretient et se renouvelle, l'idée d'organisation est inhérente à celle d'existence même, et l'on a pu croire que cette fonction sociale essentielle, la production, que l'industrie et le travail, qui sont le corps et le san~ des sociétés, faisaient seuls exception à cette règle universelle, et devaient agir et se développer sans ordre ni loi ! Ou plutôt, vaine illusion, dans le triomphe de la prospérité d'alors, on a pensé que l'ordre se ferait de lui-même, qu'il serait l'heureux résultat de l'équilibre des forces diverses que l'on abandonnait désormais librement en jeu dans le champ-clos de la production et de la concurrence. Mais on n'a donc pas vu que ces forces sont opposées et inégales, que de leur conflit jamais ne pouvait résulter ni équilibre, ni ordre, ni harmonie; mais seulement la lutte et la guerre, guerre où les petits, les faibles seraient sacrifiés : l'ouvrier· à l'industriel, l'industriel  au capitaliste, et celui-ci peut-être enfin plus ou moins lui-même au consommateur (nous verrons plus tard ce qu'il faut entendre au juste par consommateur)? Mais plutôt les capitalistes, ces nouveaux suzerains des sociétés modernes, sauront bien , eux, s'organiser à temps en monopole; car, je l'ai dit et le maintiens, nous irons au monopole par la liberté absolue, comme en politique on est conduit au despotisme par la licence et l'anarchie. Et alors tout sera dit : le monde industriel sera vaincu, le travail sera réduit en servitude, le capital dominera tout sans partage, la. production sera mise en exploitation réglée, l'ORORE en un mot règnera dans l'industrie (1 ). Eh! mais, de grâce, MM. de la liberté absolue, ne sauriez-vous considérer comme suffisante l'expérience que nous avons déjà faite de la concurrence et du laissez-faire , avant de passer outre, ne vous plairait-il pas au moins d'y réfléchir un peu? Mais non, avec cet esprit de présomption, de fausse science et d'empirisme qui est tout le fond de l'économie politique, vous aimez mieux nous jeter dans de nouveaux hasards. Certes tout n'est pas pour le mieux dans ce triste monde où nous sommes, force vous est bien d'en convenir. Mais, suivant vous, c'est uniquement que le système libéral n'a pas été poussé jusqu'à ses dernières conséquences! L'industrie vous crie que la concurrence la ruine , la tue et la dévore', et vous lui répondez paisiblement que c'est qu'il n'y a pas assez de concurrence encore! Mais si c'est votre avis, tâchez donc donc un peu, tâchez élu nom du ciel, de nous le démontrer sérieusement et rationnellement, autrement enfin que par vos vaines allégations et vos affirmations prophétiques . .Je vois parfaitement le mal actuel, j'aperçois beaucoup plus vaguement déjà votre terre promise; mais ce qui m'échappe entièrement, c'est le lien, la transition, c'est le second terme de votre proposition, c'est enfin la voie logique, qui passant par la liberté absolue doit nous mener de l'état actuel à l'heureux état que vous nous annoncez. Et pourtant j'ai lu, ou bien peu s'en faut, tout ce qui s'est dit et s'est écrit sur ces matières, depuis que le libre échange a fait irruption sur le continent. Eh bien! je le répète, cette démonstration est entièrement restée à faire. Vous le voyez, j'ai quitté les champs de la philosophie et de l'idéal , je suis bien cette fois sur votre terrain , et c'est là maintenant que je vous défie. Oui, cette démonstration rationnelle , logique, solide enfin de votre système, je vous mets ici hautement au défi de nous la donner. "

Telle est en peu de mots l'histoire de l'économie politique du régime actuel. Mais maintenant qu'est-ce donc au fond que cette économie politique? Est-ce une science ? Dans le sens vrai et philosophique du mot, j'ai déjà dit que je ne le pense pas; je n'y vois· d'ailleurs qu'une masse imposante de faits et d'observations, d'inductions plus ou moins heureuses, de théories plus ou moins vraies ou hasardées; j'y vois tous les éléments et tous les matériaux d'une science, la science sociale: mais celle-ci, Dieu sait, n'est pas faite ; et, chose étrange, en attendant, méconnaissant sa destinée, nous voyons l'économie politique se révolter et se tourner contre elle. Plus donc j'y réfléchis, et plus je m'affermis dans cette opinion, que l'économie politique doit devenir la science sociale, mais qu'elle est aujourd'hui déviée au point de n'être plus qu'un système; système au reste se résumant complètement dans la négation pure et simple de toute espèce de système. En un mot, c'est l' économisme, c'est-à-dire l'adoration du fait, la négation de l'idéal, et pour règle unique, absolue, la liberté; le chacun pour soi, le laissez faire ; ce qui ne ressemble pas trop mal, en fait de science, au célèbre. aphorisme du révérend père capucin : Sinae mundum ire quonwdo vadit. Oui, mes amis, le libre échange, et même le système actuel, tout cela, du plus au moins, est 'bien dans la ligne'. libérale; mais. qu'est-ce à dire? Certes je chéris, j'honore, je veux la liberté; mais la liberté n'est pas toute la nature humaine. Ce n'est qu'un des éléments qui doivent se développer dans cette manifestation collective de l'homme qu'on nomme la société. Et nos pères eux-mêmes, eux qui pourtant versèrent leur sang pour elle, nos pères ne pensèrent pas que la liberté fût tout : Rappelez-vous leur immortelle devise : LIBERTÉ, FRATERNITÉ, ÉGALITÉ. C'est qu'en effet la liberté toute seule, la liberté sans contre-poids et sans limite, la liberté absolue conduira toujours, en tout et partout, à l'anarchie, à la guerre, à la mort. " (...) 

" Quant à moi , mes amis, je crois vous avoir dit assez quel est à cet égard mon sentiment. Au nom de la fraternité, je proteste hautement contre cette prétention des libres échangistes de faire repousser et condamner à priori toute protection comme inique: et même immorale, parce qu'elle prend à l'un, dit-on, ce qu'elle donne à l'autre. Mais il faut voir un peu quel est -cet un et quel est cet autre; il faut examiner à fond ce qu'est au juste le consommateur, ce qu'est le producteur." ( ...) 

" J'ai combattu le libre échange : ne croyez pas pourtant que j'y sois absolument opposé. Ne croyez pas non plus que je sois partisan absolu ni de la protection, ni surtout du statu quo. Suivant moi, la vérité est entre les deux et au-dessus. Au point de vue socialiste et chrétien, je repousse également et la concurrence et le monopole. Ce que je veux, c'est l'organisation du, travail ; ce que je désire et ce que .j'espère, c'est l'avènement de la fraternité."

" On médira que l'organisation du travail et la fraternité sont des chimères;-là-dessus je n'ai pas .un mot à répondre;-et Pou preuve, on me sommera de produire un système. Triste et pauvre argument en vérité et bon tout au plus à prouver que je ne suis Pas le Messie des temps nouveaux! Ou bien, généralisant cette observation, on accusera le socialisme d'impuissance à rien créer, à rien produire. De l'économie politique au socialisme, le reproche est bizarre assurément. Mais s'il est vrai que le socialisme n'a pu se résumer encore en un système solide et complet, au moins a-t-il eu déjà le très notable avantage de montrer le vice essentiel et radical du régime actuel, et cela seul est un pas immense. La connaissance du mal, a dit un ancien , est le premier commencement du bien.

. Souvenir d’Algérie (3)

(...) " Nos soldais, marchant un à un, ont dû se frayer la route à ·coups de hache, sous le {eu incessant des Kabyles cachés dans chaque anfractuosité. Ils ont franchi ces défilés, en dépit des quartiers de roc précipités sur eux; en dépit des précipices, ils ont atteint les Kabyles, et les ont soumis! Pourquoi faut-il déplorer les atroces représailles exercées par ces hommes exaspérés ? La mort de leurs camarades, la, résistance obstinée des populations, cette lutte périlleuse, , fatigante et si longue, ont poussé nos troupes à des excès impardonnables .. A côté, de nous, les officiers s'irritent au souvenir de tant de dangers et de souffrances; les propos les plus inconsidérés sortent de leur bouche : et cependant nous passons devant lés montagnes du Dahra, odieusement célèbres! Pourquoi faut-il, après avoir rendu justice à l'audace, à la constance de l'armée, se rappeler l'anathème jeté par la France, par l'Europe entière, 1 sur les massacres des razzias, sur le bûcher des 0uled-Riah !. .." (...) 

. Les enfants - Auguste Desmoulins

(...) En ce moment la petite fille qui les avait quittés la dernière , revint en courant dire à Théodore avec une certaine satisfaction que son père l'attendait dans le salon. Le petit musicien regarda Marie sans rien dire, mais elle comprit qu'il reviendrait avant son départ, et s'en alla eu s'essuyant les yeux. Quelques jours s'écoulèrent, Marie toujours inconsolable, sa mère toujours occupée à la distraire sans pouvoir comprendre toute la profondeur de ce sentiment d'enfant. Enfin, un matin qu'elle était à sa toilette Marie entra éperdue, se jeta à ses genoux et lui raconta en sanglotant comment elle avait connu Théodore, dont le père donnait des leçons à ses petites camarades, comment ils s'étaient aimés, lui en jouant du violon, elle en l'accompagnant, en dansant, ou en jouant des rôles qu'.elle savait; comment le maître de piano étant très pauvre était obligé de prendre un emploi qu'on lui offrait en Afrique, et enfin comment s'était passé tout ce qu'elle savait déjà.

Madame Rose la releva et la gronda doucement de son manque de confiance. qui l'avait tant inquiétée pour une folie d'enfant.

Mais ce n'est pas une folie du tout, maman, Théodore est mon petit mari, interrompit la petite fille avec un air convaincu qui fit sourire sa mère." (...) 

" Laisse moi ,  laisse-moi partir. Je sens que je réussirai, et alors. tu sais ce que nous avons dit, nous ne nous quitterons plus Jamais.

-Je sais bien, mais ça sera bien long, et je serai seule.

Oh-! non, ça ne sera pas long, va; j'emporte ton violon je ferai de la musique."

. Correspondance parisienne

(...) " A l'intérieur, les résultats de la politique bourgeoise sont aussi désastreux. Des inondations funestes ont ravagé le ventre du pays, et c'est l'aumône qu'on invoque au lieu de la prévoyance sociale et de la solidarité! Les blés sont hors de prix:, et la seule mesure employée par le gouvernement est de faire acheter à l'étranger les approvisionnements de l'année. La misère cependant augmente dans une proportion effroyable. Le douzième arrondissement de Paris compte cette année 14,605 pauvres inscrits, environ 1000 de plus que l'année dernière. En 1'844, on leur avait distribué 307 ,600 kilogrammes de pain; en 1845, on n'en a donné que 216,998. L'année dernière, le deuxième arrondissement, le plus riche de Paris, comptait 1, 500 ménages pauvres; le ·chiffre s'élève à 1, 7.00 aujourd'hui. Et savez-vous quel est le budget de ces quatre à cinq mille pauvres? Moins de 60,000 francs, c'est-à-dire environ 3 fr, par semaine, pour un ménage de trois ou quatre personnes. Les circulaires ont beau accuser "l'augmentation de la population, et provoquer «la bienfaisance publique, »qu'elles feraient mieux appeler l'aumône particulière, toutes ces aumôneries ne guériront point la misère du peuple . Cette dégradation de la France, ·à l'intérieur comme à l'extérieur, est bien triste à contempler. Hélas! est-ce que nous défendons contre les barbares l'empire romain s'écroulant! Je ne crois pas que la misère et l'immoralité aient jamais été plus profondes qu'en ce temps-ci. Tandis que l'immoralité des classes privilégiées est  descendue Jusque dans le peuple, la misère est classes, inférieures remonte Jusqu'aux riches, dont la fortune est menacée de mille accidents. La France a été corrompue jusque ses le sentiment de sa personnalité nationale. Elle laisse opprimer ·ses frères et ses enfants. Elle se laisse réduire elle-même à un épuisement funeste ! oubliant son courage et sa fierté. La presse. n'est plus qu'un vain bruit de paroles, et les paroles sans les pensées ne montent point au ciel, comme dit Shakespeare. C'est pourtant la pensée, la philosophie, l'art, et la littérature, qui avaient toujours sauvé la France.

Aujourd'hui qui nous sauvera des barbares dehors et des barbares de l'intérieur ?

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