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Revue sociale, ou Solution pacifique du problème du prolétariat. Boussac :  P. Leroux, 1845-1850. ISSN 2021-1066.

N°16:Janvier 1847 :

. Exposé sommaire de la doctrine de l'Humanité (2)

. Lettre sur le fouriérisme (7)

. Poésie : le banquet Egalitaire E-Tissier

. La maladie de la faim A-Desmoulins

. Souvenirs d'Algérie (4)

N°16: Janvier 1847 :

. Exposé sommaire de la doctrine de l'Humanité (2)

Cinquième proposition : La Solidarité des hommes est éternelle; elle est, elle a été, elle sera toujours, d'où il suit que le ciel est sur la terre.

(...) Pense-t-on que la vie de quelqu'un de nous pût être bien égayée s'il était témoin chaque jour de tout le mal enduré par des millions d'êtres humains plongés dans la misère, écrasés sous l'injustice et l'oppression? Il deviendrait fou et mourrait désespéré, ou se transformerait en insensible, et vivait au milieu de ses semblables comme les animaux, qui sont indifférents à notre destin. (...) 

"Ainsi, aux époques de grandes calamités publiques, quand un fléau décimait les peuples, en même temps que le deuil et la consternation remplissaient toutes les âmes, cependant on voyait parfois des foules accourir aux spectacles pour y trouver quelque diversion à leur tristesse, à leur inquiétude. Oui, pour a mis des plaisirs qu'il croit sans mélange, mais, hélas! bien factices, bien imparfaits, bien pauvres enfin, l'homme est obligé d'oublier l'homme qui souffre. Le souvenir de l'infortune n'est-il pas banni des lieux où s'amuse le riche? Dans les salons dorés où circulent et se jouent, en habits de fète et le visage riant, ces possesseurs des biens de la terre, autour des tables somptueusement servies, au milieu des danses et de la musique enivrante, à l'heure où le plaisir les a tous remplis d'indifférence, introduisez soudain un de ces malheureux dont la misère a fait un spectre, qu'il se plaigne dans son langage débile et douloureux, et, pour· un moment du moins, il éveillera dans les cœurs un peu de charité, il détournera de ces plaisirs goûtés avec tant d'oubli et d'abandon. Hélas ! ce n'est point la louange des riches que nous chantons ici, et s'il est vrai que notre cœur ne saurait les maudire, encore ne peut-il les approuver aussi." (...) 

" L'amitié véritable ne peut exister qu'entre deux hommes dignes d'éprouver et d'inspirer ce noble sentiment. L'amitié entre de tels hommes n'est que charme et avantage pour chacun, car elle n'existe entre eux que par leur moralité, et il n'y a que du bien à se lier avec un être moral. Quoi qu'il en soit du caractère que l'homme apporte dans sa liaison avec un autre homme, il est toujours façonné, modifié, altéré ou élevé par son compagnon, en même temps qu'il agit sur lui, dans une certaine mesure, d'une manière semblable. De sorte qu'une espèce d'unité s'établit entre eux, et les enveloppe dans un caractère presque identique. Combien d'hommes à la nature molle et inconstante n'offrent dans toute leur vie que le reflet du mal ou du bien des autres! On appelle cela contracter les habitudes des gens avec lesquels on vit, mais on ne semble pas soupçonner la cause en vertu de laquelle s'accomplit ce phénomène. " (...) 

" L'excellence du sage consiste en ce qu'il sente les atteintes de l'Humanité imparfaite, dont il est entouré, qu'il en éprouve des modifications sensibles mais passagères, et qu'il se relève de chaque chute, si l'on peut appeler chutes ses défaillances rapides, et devienne plus fort à mesure qu'il est plus éprouvé, solide dans son fond croyant, aimant, et espérant toujours, affirmant toujours sa foi sa charité, son espérance. En vérité nul homme ne peut se détacher complètement de son espèce, il peut la faire grandir, l'élever en lui par la science et la  vertu, mais s'en détacher, jamais." (...) 

" L'effet de la Solidarité, c'est le perfectionnement de l'espèce humaine. Le passé nous montre cet effet, le passé doit aussi nous en montrer la cause . La cause et l'effet sont inséparables. L'effet existe et se constate dans le passé, donc la cause existe et se constate dans le passé:  cette cause est la Solidarité, donc la Solidarité a toujours été comme loi morale de l'homme et comme principe d'organisation que le passé n'a pas su mettre en œuvre, et dont le présent, le siècle ou nous sommes doit chercher l'application. La Solidarité existe, elle a existé, donc elle existera toujours. Toujours l'homme sera solidaire de l'homme. On ne saurait conçevoir que le fondement du lien qui nous unit tous pût être détruit un jour' a moins de supposer que la nature, l'essence de l'Humanité changera,. que ce qui est vrai aujourd'hui comme définition de notre espèce cessera de l'être dans un avenir plus ou moins éloigné. Or quelle raison y a-t-il de croire possible un pareil changement? N'est-il pas dans l'Ordre, dans la Loi de Dieu, dans l'essence des êtres et des choses qu il y ait persistance dans le fond, et que toute modification ne vienne que du développement et non pas du changement de ce fond ? L'essence Humanité sensation-sentiment-connaissance indivisiblement unis, qui se trouve dans chaque homme susceptible du même perfectionnement, ne peut se développer dans chacun que par la Solidarité."

Donc la Solidarité n'aura pas de fin. Or cette loi est la cause du progrès dans l'espèce humaine. Par elle quiconque développe en soi l'Humanité la développe hors de soi. Par elle, si tous les hom.­mes progressent, l'Humanité se développe avec grandeur, detruit le mal, augmente le bien, améliore la terre , agrandit la scien.ce , élargit !'amour, et purifie la vie de tout ce qui la fait encore imparfaite, incomplète, misérable. Oui, la loi morale de l'homme, le principe d'organisation qui doit régler ses rapports avec ses semblables, la Solidarité peut changer, et changera la face du monde. C'est le souille de Dieu qui renouvellera toutes choses. Que l'homme rêve un avenir où la Liberté règnera, où la Fraternité règnera, où l'Egalité règnera; qu'il soupire après une vie éclatante. de beauté, pleine de biens, riante, facile, heureuse, une vie où son être tout entier se dilatera dans toute l'expansion de ses facultés, cette vie inconnue jusqu'à ce jour, il la goûtera dans sa plénitude s'il pratique enfin la Solidarité. Or cette vie est l'objet de ses plus ardents désirs: c'est l'idéal vers lequel il s'est incessamment tourné dans ses jours de souffrance, c'est la terre promise qu'il a demandée sans cesse à Dieu, et qu'il a toujours espérée pour connaître enfin le bonheur d'exister. Cet idéal est si grand et si beau que nous l'avons appelé le Ciel. Nous avons placé dans le ciel notre rapprochement de Dieu et la possession ·d'une vie bienheureuse telle que nous pouvons l'attendre, nous, les -créatures de Dieu, et non pas égale à la vie du Créateur, être infini pour lequel la vie n'a pas de bornes, ni dans l'activité, ni dans l'amour, ni dans la science. Or ce rapprochement et cette vie que nous rêvons et appelons, la Solidarité peut nous la donner, la Solidarité peut réaliser sur la terre tout ce que nous avons placé dans le ciel, car elle peut nous faire accomplir les plus grands progrès que nous puissions concevoir. Par la Solidarité, qui n'aura pas de fin, tout ce que nous avons soupçonné dans le ciel apparaîtra sur la Terre; par la Solidarité, la terre deviendra semblable au ciel, l'homme se rapprochera de Dieu, et la vie bienheureuse, répandant sur ce monde les joies inconnues du Ciel,  lui donnera l'apparence et la réalité du ciel. Donc le ciel, cet éternel objet de nos plus belles aspirations, le ciel est sur la terre.  " (...) 

" La vérité qui nous fait croire au ciel sur la terre avec tout l'entraînement de la foi la plus profonde et la plus sincère, cette vérité passée en nous à l'état de conviction raisonnée , démontrée, maîtresse de notre être tout entier, c'est la Solidarité. A nos veux la Solidarité rassemble , attache et retient tous les hommes dans une seule église à la fois militante, triomphante et souffrante. Cette croyance est fondée. Les sciences naturelles et mathématiques ont appris qu'il ne faut chercher ni le ciel ni l'enfer dans les lieux où les plaçait l'ignorance, et de nos jours la science métaphysique démontre qu'il ne faut pas les chercher hors de la terre. C'est en vain que délaissant par force ses premières assertions l'erreur transporte aujourd'hui la peine et la récompense dans des sphères ignorées de l'homme et connues de Dieu seul, la métaphysique, plus savante que l'erreur dans cette sorte de géographie transcendante, nous révèle exactement leur position." (...) 

Le dogme catholique de l'enfer et du ciel est en vérité d'une conception toute puérile. toute grossière; c'est l'idée la plus arriérée encore dans les limbes d'un passé ignorant. Quoi! Dieu tirerait sans cesse du néant des êtres faits à son image, qu'il jetterait dans l'Humanité, sur cette terre, au milieu des contradictions entretenues encore par l'ignorance, entre le sacrifice et l'égoïsme; ces êtres hier dans le néant et aujourd'hui dans la mort seraient livrés, ceux-ci au 'bonheur, et ceux-là au malheur absolu, éternel; !'Être suprême, le Bon, le Juste, le Généreux par excellence aurait sa cour d'élus, de favoris, auxquels seraient prodiguées ses largesses pendant qu'ils chanteraient ses louanges, et d'un antre côté sa Géhenne où des geôliers implacables tortureraient ceux d'entre ses enfants qui n'auraient pu clans quelques jours méditer ses faveurs ! Les payens faisaient leurs dieux à l'image physique et morale de l'homme; le dieu qu'on nous propose est encore plus déformé; c'est le plus fort et le plus cruel des tyrans. Tout ensemble juge et partie dans sa cause, égoïste, personnel sans égal, capricieux à l'infini parce qu'il dispose de la puissance souveraine, il crée à chaque instant pour remplir ses palais et ses prisons; la moindre offense (car il peut être offensé, ce Tout-Puissant) allume sa colère, bouleverse tout son être, et ne lui laisse que la faculté de se venger sans mesure. Ah ! l'homme méchant, lorsqu'il est père, est encore meilleur que ce dieu, car il aime encore son enfant même ingrat contre lui, même oublieux des biens dont il l'a comblé. Ah! le paganisme n'a pas disparu tout entier; Jupiter et son Olympe sont encore debout sous une autre forme. L'ignorance , la superstition, l'imbécillité dégradent encore l'esprit humain, et il y a encore les prêtres d'autrefois pour abrutir comme autrefois. Ils ont changé de figure et de voix, c'est tout; ils sont au fond les mêmes. Ils ne sont pas les prêtres du Christ, le Christ les renierait hautement s'il apparaissait aujourd'hui, et il les renie par notre bouche. Ah! rejetons bien loin la mythologie catholique; elle ne saurait inculquer sa croyance sur le ciel et l'enfer, sur Dieu, sur la Vie et sur l'Humanité. Assez longtemps déjà nous avons vécu en enfants, essayons de vivre en hommes désormais, c'est-a-dire dans la connaissance et dans l'observance de notre loi dans la pratique de la Solidarité." (...) 

" Vainement on répondrait que, par solidarité,, les hommes influent encore les uns sur les autres, en bien ou en mal, à travers les distances : nous objecterions que les hommes ne se pénètrent pas comme le feraient des êtres immatériels, qui pourraient, en quelques manière, se confondre intimement. La Solidarité opère son action de deux manières, l'une invisible, et l'autre visible. La vertu la plus ignorée fait progresser l'Humanité; mais le spectacle de la vertu est nécessaire toutefois et indispensable pour que l'homme soit édifié par la vue du beau et du bon. L'homme est sensation-sentiment-connaissance indivisiblement unis, et rien ne peut le toucher par l'un ou l'autre seulement de ces trois côtés. On ne peut donc soutenir que la Solidarité agisse encore malgré la séparation. S'il y avait séparation, il n'y aurait plus solidarité. Or la Solidarité ne saurait être détruite : donc la séparation, qui la détruirait, ne peut exister. Et voyez encore. Une fois dispersés au sein de l'infini, dans des mondes différents, éloignés les uns des autres, comment se rejoindront les hommes? Où retrouveront-ils l'Humanité avec cet aspect de population, de travail, de science, d'art et d'industrie dont ils auront eu d'abord le grand spectacle? Ils ne la reverront plus évidemment. Ils iront par groupes ou individuellement, de globe en globe, parmi des êtres plus ou moins perfectionnés. "

"En Vérité nous sommes dupes  notre imagination, et plus dupes encore des hommes qui l'ont faussée."

" Détournons-nous de l'impossible et du chimérique pour nous attacher au vrai réel. Dieu habite la terre, donc nous avons Dieu , et il nous est révélé, il est visible pourrons comme le permet sa nature à la nôtre, c'est-à-dire dans son intervention continuelle. Affirmons, expliquons notre foi, et montrons comment le ciel est sur la terre , et comment nous approchons de plus en plus de Dieu dans ce monde."

" Quoi qu'il en soit nous faisons cet effort. Quelle en est la cause ? Il a deux causes. La première, c'est que nous concevons une vie supérieure à celle que nous avons présentement; la seconde, c'est que nous portons en nous les moyens de réaliser cette vie supérieure . Il n'est pas un homme qui n'ait le type en lui d'une situation matérielle, morale et intellectuelle plus élevée que celle où il se trouve. Et il n'est pas un homme qui ne puisse tirer de son fond, dans des circonstances favorables, les moyens de parvenir à quelques degrés de la situation qu'il rêve. Cela est vrai de tous les hommes. Celui qui s'ignore et ne se cherche jamais , est capable comme celui qui entre dans son fond , et prend conscience de lui-même. Nous le disons pour prévenir toute objection. Car tout homme porte en soi le type idéal Humanité, susceptible de développement et de perfectionnement successifs."

(...) La vie dans chacune de ses phases nourrit l'Humanité mais ne la satisfait pas complètement. L'homme conçoit toujours une vie plus développée que celle dont il jouit. Il conçoit une nouvelle phase de la vie supérieure à la phase dans laquelle il se trouve. Car- il porte en lui, virtuellement, c'est-à-dire en germe, la vie humaine tout entière, dont lé développement est toujours successif. Cette conception le désenchante de la vie présente , et le tourne invinciblement vers une vie future. li continue la vie présente, mais il aspire à la vie future. Alors il désire appeler, attirer la vie qu'il conçoit; la force de progresser, cachée en lui, se révèle aussitôt, et ses facultés sensation, sentiment, connaissance, s'exercent chacune dans le champ qui lui est propre. Appuyé, soutenu par l'Humanité antérieure, dont les progrès sont la base et le point de départ de son aspiration, secondé par l'Humanité présente, qui n'est jamais inutile à l'homme, il s'efforce, il atteint le but vers lequel il tendait, il accomplit un progrès et il l'accomplit dans la vie humaine, dans l'Humanité.

Car l'objet de son aspiration , en tant que légitime et possible, cet objet vient toujours se manifester au sein de son espèce. Ce progrès accompli, c'était l'idéal qu'il concevait, c'était le ciel auquel il aspirait. Il était si beau dans son rêve , que c'était alors pour lui le plus haut degré qu'il put atteindre, c'était l'absolu, car il ne concevait rien au-delà. Mais ce progrès entre dans la vie , et la vie en augmente. Développée par ce progrès, elle nourrit l'homme plus substantiellement que la vie antérieure , car elle est cette vie antérieure même accrue d'une phase nouvelle. Elle nourrit l'homme, et cependant ne le satisfait plus bientôt. Avant de s'élever au degré où il est maintenant, il Ie regardait comme le dernier où il pût parvenir.

Aujourd'hui, du haut de ce progrès, il aperçoit une vie plus parfaite. Alors le même tourment qu'il a connu d'abord le saisit de nouveau. II trouve sa vie présente intérieure à une vie qu'il conçoit. Tout-à-l'heure la vie présente, qui n'était pas encore réalisée, lui apparaissait d'une beauté absolue. Maintenant elle n'a plus pour lui qu'une beauté relative'. Elle était le plus grand bien auquel il pût aspirer lorsqu'il ne la dépassait pas dans une conception plus élevée; elle n'est maintenant qu'un bien ordinaire relativement à un nouveau progrès, qui à son tour devient pour lui le progrès absolu. Ainsi se développe l'Humanité. Elle est continuellement dans le ciel , car elle est continuellement dans la Vie, et la vie c'est le ciel.

La vie renferme tous les biens que l'homme peut rêver en rapport avec la nature humaine, donc la vie c'est le ciel et l'ensemble de tous les biens. Seulement l'homme n'embrasse jamais la vie dans toute son étendue. Il en possède une partie, celle qu'il a conçue par ses efforts, et il aspire sans cesse à l'autre qu'il obtient par de nouveaux efforts. Chaque progrès l'élève à une phase supérieure de la vie, et en cette phase il en aperçoit une autre vers laquelle il se dirige. Il est toujours dans un bien relatif, et il aspire toujours à un bien absolu. Donc le ciel, ou la vie dans toute sa grandeur, se divise pour lui en deux ciels: le ciel relatif et le ciel absolu. Le premier ciel, c'est la somme sans cesse augmentée des progrès qu'il accomplit, le second, c'est la somme inépuisable des progrès qu'il doit accomplir. Il puise dans celui-ci pour ajouter à celui-là. Il sort incessamment du ciel relatif et s'avance incessamment dans le ciel absolu. Mais il n'en trouvera jamais les bornes. Le ciel absolu n'a pas de limites. Les limites du ciel seraient les limites mêmes de la vie. La vie s'arrêterait là où s'arrêterait le ciel. L'homme atteindrait le dernier terme de son développement, et alors il cesserait d'être. On ne peut concevoir l'homme que dans le néant ou dans la vie. Si l'homme peut tomber dans le néant, il n'est pas immortel, il ne doit espérer aucun ciel. S'il demeure dans la vie il ne peut atteindre le dernier terme de son développement , il conçoit toujours de nouveaux progrès à faire comme activité, comme amour, comme intelligence. ll sort incessamment du ciel relatif et s'avance incessement dans le ciel absolu. A chaque pas il s'approche de Dieu, il le connaît, il l'aime et le possède de plus en plus, mais il ne l'atteint jamais, il ne le voit jamais." (...) 

Mais nous ne sommes ni tout-à-fait plongés dans l'enfer, ni tout à-fait élevés clans le ciel. Nous sortons de l'enfer, nous le détruisons de plus en plus , et nous avançons dans le ciel, que nous détruisons de plus en plus. Chacun porte sa peine et sa récompense , sa force et sa faiblesse, sa grandeur et son abaissement. Nous sommes l'Humanité. Par nous et en nous l'Humanité se développe, se perfectionne, et monte l'échelle infinie du progrès. Ici elle avance, là elle s'arrête , plus loin elle s'égare. Elle n'avance pas avec ensemble, elle n'aspire pas de tous côtés au même ciel, au vrai ciel, il n'y a pas unité. Elle avance pourtant, car elle progresse toujours quelque part, dans quelques-uns de ses enfants, et tout progrès accompli dans un être humain est un progrès dans toute l'espèce humaine. Un idéal nouveau a brillé devant nous, l'élan est donné , nous avons entrevu le ciel absolu . et nous sortons du ciel relatif, tendant au ciel absolu. Encore des souffrances, des aspirations; encore du travail, encore le progrès , et l'idéal nouveau luira devant tous les yeux, séduira et attirera tous les cœurs et tous les esprits'. le même ciel se déployera au dessus de toutes les tètes, et tous les regards se tourneront vers le même ciel, et la vie purifiée, agrandie, embellie, sera distribuée avec largesse à tous les fils d'Adam. Ce jour-là l'Humanité tout entière croira vraiment que le ciel est sur la terre."

" Un dernier mot maintenant aux hommes qui espèrent le trouver hors de la terre. La terre n'est pas le ciel, ne peut pas être le ciel, nous disent-ils; eh bien! regardons par dessus les ans dans l'avenir. Il y a dans l'avenir un jour béni où les hommes comprennent enfin la nature, l'Humanité, Dieu, la vie. Partout et dans tout l'unité. La grande famille humaine a reconnu et réuni tous ses enfants. La terre n'est à personne, elle appartient à tous, et tous la cultivent; de toutes parts elle donne des fruits parce que l'homme connaît ses rapports avec elle, et ces fruits sont fraternellement partagés. Il n'y a plus d'oisifs, plus d'improductifs; la tâche du travail est moins longue et moins rude chaque jour; la faim, le froid, la misère sont inconnus, ce ne sont plus que les souvenirs des mauvais jours; le mal physique s'affaiblit ou disparaît, l'homme demeure · sain et fort, La loi morale de notre espèce, la Solidarité est pratiquée. Toute l'organisation sociale repose sur elle. La Liberté règne, la Fraternité règne, l'Egalité règne. Nul n'est oppresseur ni opprimé. Tous sont frères. L'amour remplit tous les cœurs et en déborde. L'homme sait vivre avec l'homme et avec la femme comme père , comme fils, comme époux, comme ami, et comme égal. L'organisation sociale favorise enfin le développement de l'homme dans toutes ses tendances. Tout homme est dans la cité comme citoyen et comme fonctionnaire. Et la cité de l'homme est partout où est l'homme, partout où il y a une cité. L'industrie, l'art et la · science ont enfanté des merveilles, et produisent plus merveilleusement encore de jour en jour. L'homme n'est plus livré à l'ignorance, plus abruti par la superstition. La connaissance, le sentiment, l'activité, tout est cultivé, développé dans chaque homme. La poésie, la musique, la peinture, les sciences naturelles, les sciences mathématiques et la science méthaphysique ne sont plus l'apanage de quelques-uns, mais de tous, car tous ont en eux les facultés humaines. Enfin la vie est connue et goûtée dans sa beauté intime. Affranchi des soucis importuns, plus moral, plus croyant, plus aimant et plus religieux, l'homme contemple l'ldéal, et l'idéal le mène à Dieu. La religion a ses temples et ses fêtes; l'homme glorifie l' Eternel; et dans des hymnes sublimes, par ses œuvres, par ses pensées, par son amour, publie d'une manière éclatante quelle est sa félicité sous le règne de Dieu. L'Eternel sourit, et prodigue de nouveaux biens à ses enfants. Voilà le jour, voilà l'avenir promis, annoncé par toutes les prophéties. Qui oserait dire maintenant que le ciel ne peut pas être sur la terre? ... Ah! prions, aimons et travaillons, afin que notre Père, qui est dans la lumière, qui est la Vie et la Vérité, nous rapproche de lui dans le ciel visible enfin sur la terre. Et espérons, et demeurons fermes dans notre espoir, que le ciel déjà venu se révèlera encore sous de plus beaux aspects, car LA SOLIDARITÉ DES HOMMES EST ÉTERNELLE; ELLE EST, ELLE A ÉTÉ, ELLE SERA TOUJOURS ' d'où IL SUIT QUE LE CIEL EST SUR LA TERRE.

Mais si le ciel est sur la terre, s'il n'est pas hors de la terre, quand passe la mort, elle nous emporte donc hors du ciel: donc nous perdons le ciel, non seulement le ciel relatif, mais encore · le ciel absolu . Non , la mort ne peut nous enlever ce bien. Nous sommes, nous avons été , nous serons dans la vie , dans le ciel , sur la terre, au sein de l'Humanité. Nous renaîtrons dans l'Humanité."

. Lettre sur le fouriérisme (7)

Avant de suivre Fourier jusqu'au bout de sa morale, et de pénétrer en huitième période, c'est-à-dire en harmonie, j'ai envie de vous citer quelques aphorismes qui s'offrent à ma vue à mesure que je parcours sa Théorie des quatre mouvements. Ils vous feront apprécier de plus en plus la portée de son esprit et la nature de l'illusion qui le fascina toute sa vie :

Premier aphorisme: «Le mécanisme de l' Attraction sera en tout sens l'OPPOSÉ DES OPINIONS CIVILISÉES. Eh! pourrait-il en être autrement, puisque rien n'est plus opposé à la nature que la civilisation (1). »

Réponse :  La civilisation n'est pas l'opposé de la nature, puisque la nature dans l'homme est la culture humaine, et que la civilisation a été, est et sera le produit nécessaire de cette nature humaine /. L'Homme n'est pas seulement sensation, il est indivisiblement sensation-sentiment-connaissance.  Et c'est la connaissance, unie au sentiment et à la sensation, qui a engendré la civilisation, qui l'a conservée, et qui tendra toujours à la perfectionner. La civilisation est l'éducation progressive du genre humain. Donc, si le mécanisme de l'Attraction, c'est-à-dire le système de Fourier, est en tout sens l'oppose des opinions civilisées, ce mécanisme est de tout point absurde; car c'est lui, et non pas la civilisation, qui est l'opposé de la nature.

Deuxième aphorisme. "Il n'y a. de vicieux que la civilisation et la philosophie, qui sont » incompatibles avec la nature des passions (2). »

Reponse: C'est l'inverse qui est vrai: il n'y a de vicieux que celles des passions qui sont incompatibles avec la civilisation et la philosophie."

Troisième aphorisme. "Je n'avouerai jamais qu'il y ait aucun enfant vicieux : leurs »prétendus vices sont l'ouvrage de la nature; ces penchants à la » gourmandise, à la licence, que vous comprimez dans tous les »enfants, leur sont donnés par Dieu, qui a bien su calculer son plan de distribution de caractères; et je répète que ce qu'il y a de vicieux, c'est la civilisation, qui ne se prête pas au développement ni à l'emploi des caractères donnés par Dieu; ce qu'il y a de vicieux, c'est la philosophie, qui ne ' peut pas avouer que l'ordre » civilisé est opposé aux vues de la nature, puisqu'il oblige à étouffer les goûts les plus généreux des enfants: tels que les goûts de la »gourmandise et de la mutinerie chez les jeunes garçons, les goûts de la parure et de l'ostentation chez les jeunes filles, et ainsi des autres âges, dont les penchants ou attractions sont tous tels que  Dieu les a jugés nécessaires pour convenir à l'ordre combiné. Un enfant vous semble pétri de vices, parce qu'il est gourmand, querelleur, fantasque, mutin, insolent, curieux, et indomptable : »cet enfant est le plus parfait de tous (1). »

Réponse. C'est toujours la même erreur. L'homme n'est pas seulement sensation, il est sensation-sentiment-connaissance indivisiblement unis. C'est la connaissance qui nous apprend que les vices sont les vices, et les vertus les vertus. Pour que Fourier eût raison, il faudrait que l'homme mûr fût moins raisonnable que l'enfant. Or c'est précisément le contraire qui a lieu. L'enfant naît avec la faculté du sentiment et de la raison, mais il n'a en naissant que cette faculté, il n'est pas en naissant doué de ce qu'il acquerra plus tard. Donc les passions de l'enfant, privé de ce qui fait le propre de l'homme , ne peuvent devenir la règle de l'homme. L'enfant vicieux dont Fourier dit qu'il est Le plus parfait de tous s'apercevra, à mesure que le sentiment et la raison lui viendront, que d'être gourmand, querelleur, fantasque, mutin, insolent, curieux et indomptable, sont des défauts aussi nuisibles à celui qui les a qu'aux autres; et s'il ne s'en aperçoit pas, c'est que la raison et le sentiment ne se développeront pas chez lui, et qu'il restera toute sa vie un enfant. Aussi Hobbes, considérant celte absence du sentiment et de la raison qui forme le caractère de l'enfance, a-t-il défini le méchant un enfant robuste. Donc ce que Fourier préconise, sous le nom de passions, dans l'enfant, c'est précisément ce méchant qui tend à disparaître à mesure que l'enfant deviendra un homme. La loi de l'enfant est de devenir homme, c'est-à-dire sensation-sentiment-connaissance; il commence par être sensation en prédominance, et Fourier le trouve parfait. C'est-à-dire que Fourier, ne connaissant dans l'homme que la sensation, veut un arrêt de développement ou plutôt un dèveloppement monstrueux; car il veut que l'enfant reste gourmand, querelleur, fantasque, mutin, insolent, curieux et indomptable. C'est la même folie qui a dicté à Fourier l'éloge de Néron."

Quatrième aphorisme :  Le bonheur, sur lequel on a tant raisonné ou plutôt tant déraisonné, consiste à avoir beaucoup de passions et beaucoup de moyens de les satisfaire (2). ,,

Réponse. Le bonheur, le véritable bonheur, pour l'homme, c'est d'être le plus conforme au type de la nature humaine, laquelle est connaissance-sentiment-sensation indivisiblement unis.

Cinquième aphorisme. « Nous avons peu de passions et des moyens à peine suffisants pour en satisfaire le quart : c'est par cette raison que notre globe est pour le moment des plus malheureux qu'il y ait dans l'uni- » vers {3). »

Réponse. Nous avons moins de raison et de justice que de passions, et c'est par cette raison que nous sommes malheureux. C'est aussi par cette raison que les moyens nécessaires pour satisfaire les besoins légitimes de la nature humaine nous manquent. C'est par cette raison qu'il  a des tyrans et des esclaves. C'est par cette raison que la nature humaine souffre dans tous ses membres.

Je pourrais citer vingt autres aphorismes de Fourier où il ressasse la même idée ; mais à quoi bon! ... L'homme qui a écrit sérieusement de pareilles absurdités en forme d'aphorismes prend rang à la suite des derniers coryphées du matérialisme; il n'est pas l'alpha de ce système, mais il en est l'omega. Il s'enivre stupidement de ce mot Nature; ll prend la nature de l'homme pour celle des animaux; Il ne conçoit pas l'homme perfectible; IL met en conséquence l'enfant au même rang que l'homme, semblable. à celui qui aurait imaginé un nouveau système de géographie où les fleuves rebrousseraient vers leur source....  L'arrêt de développement est donc pour lui la perfection, ou plutôt, comme je viens de le remarquer, la perfection pour lui, c'est un développement monstrueux à la suite d'un arrêt de développement; c'est la monstruosite. L'enfant robuste de Hobbes, le méchant, voilà son idéal; il faut convenir que Néron, à ce titre, était digne d'être réhabilité par lui." (...) 

Cela me fait penser combien est raisonnable, auprès de Fourier, le grand artiste qui a imaginé le phalanstère longtemps avant Fourier, je veux dire Rabelais, le peintre de l'abbaye de Thélème  du bonheur. Lisez, en effet, le chapitre comment étaient reglés les Thelemites à leur manière de vivre : 

Toute leur vie , dit Rabelais , était employée, non par lois, statuts , ou règles , mais selon leur vouloir et franc arbitre. Se levaient du lit quand bon leur semblait; buvaient, mangeaient travaillaient, dormaient , quand le désir leur venait. Nul ne les éveillait, nul ne les parforçait ni à boire, ni à manger , ni à faire " antre chose quelconque. Ainsi l'avait établi Gargantua. En leur règle n'était que cette clause: FAIS CE QUE VOULDRAS. »

Fais ce que vouldras ! Voilà qui, au premier aspect, ressemble furieusement au phalanstère ; mais allez plus loin ,' et comparez le degré de sagesse du poète et de son puéril imitateur. Rabelais, après avoir dit de ses hommes heureux : <1 En leur règle n'était que cette clause : FAIS CE QUE VOULDRAS, " en donne ta raison en ces termes : <1 Parce que ·gens libres, bien nés, bien instruits, conversants en compagnies honnêtes, ont par nature »UN INSTlNCT ET AIGUILLON QUI TOUJOURS LES POUSSE A FAITS  VERTUEUX ET RETIRE DE VICE: lequel ils nommaient HONNEUR. "

N'est - ce pas remarquable ! Voilà Rabelais qui , avec toute la liberté d'un faiseur de contes, imagine un phalanstère, par opposition aux monastères de son temps, un phalanstère où l'on soit libre, où chacun n'ait d'autre règle que son vouloir et franc arbitre; mais il lui faut pour cela des gens libres, bien nés, bien instruits, conversants en compagnies honnêtes. Aussi vous savez, mes amis, avec quelle solennité il écarte préliminairement de son abbaye tous les vicieux , les hypocrites, les faiseurs de cabales! les libertins, les usuriers, etc., etc. Il n'admet, lui, ni la cabaliste, ni la papillonne, ni le capital 3 ni l'inégalité: ( ...) 

«Par cette liberté; continue Rabelais, entrèrent en louable  émulation de faire tous ce qu'à un seul voyaient plaire. Si "quelqu'un ou quelqu'une disoit buvons, tous buvoient. S'il •l disoit jouons, tous jouoient. S'il disoit allons à l'ébat ès Il champs, tous y alloient. Si c'étoit pour voiler (2), ou chasser, Il les dames, montées sur belles hacquenées, avec leur pale- )) froi guerrier, sur le poing mignonnement engantelé portoient »chacune ou un épervier, ou un laneret, ou un émérillon; les. » hommes portoient les autres oiseaux. Tant noblement étoient ap- >i pris qu'il n'étoit entre eux celui ni celle qui ne sût Jire, écrire, » chanter, jouer d'instruments harmonieux, parler dé cinq à six »langages, et en iceux composer, tant en carme qu'en oraison solue. » Jamais ne furent vus chevaliers tant preux, tant galants, tant »dextres à pied et à cheval, plus verts, mieux remuants, mieux »maniant toutes armes, que là étaient. Jamais ne furent vues dames ,, tant propres, tant mignonnes, moins fâcheuses,, plus· docles, à la »main, à l'aiguille, à tout. acte mulièbre , honnête et libre, que là » étoient. Par cette raison, quand le . temps venu étoit que aucun 1i d'icelle abbaye, ou à la requête de ses parents, ou pour autre ,, cause, voulût.isser,dehors, avec .soi il emmenoit m;ie des dames, Il celle laquelle l'auroit pris pour son dévot, et étoient ensemble maries. Et si bien a voient vécu à Thélème en dévotion et amitié, en- » core mieux là continuoient-ils en mariage; autant s'entr'aimoient- » ils à la fin de leurs jours comme le premier de leurs noces. "

Voilà un tableau charmant, mais de plus, raisonnable et vrai; et son charme même vient de ce qu'il est raisonnable. Fourier a évidemment pris là ce qu'il appelle, dans la Théorie des 'fUat1·e mouvements, « la passion collective où l'harmonisme, » ce qu'il appela ensuite, dans son Traité d'Association, « l'accord "omnimode et uni triste qui met tous les membres d'une phalange l) en sympathie artificielle et subite, ,, et ce qu'enfin, pour abréger, il appelle « unitéisme ., dans le Nouveau Monde industriel et sociétaire; et certes, pour se faire comprendre, il aurait dû citer Rabelais; car il est impossible de- mieux peindre cette louable émulation de faire tous ,, ce qu'à un seul voyaient plaire. ~ .

Mais c'est encore le cas de s'écrier : Comment en un plomb vil l'or pur s'est-il changé?

Fourier gâte tout ce qu'il touche. L'unitéisme de Rabelais est fondé sur la vertu, celui de Fourier sur le vice. Et la raison en est bien simple : Rabelais part de ce principe, que les habitants de Thélème n'ont que de bons instincts, tandis que Fourier part de celui-ci, que tous les instincts sont bons. Rabelais soumet la sensation au sentiment et à la connaissance; Fourier nie la raison et le sentiment, et ne connaît que . ce qu'il appelle les passions. Rabelais comprend l'amour, Fourier substitue le cynisme à l'Amour. Rabelais s'élève à la hauteur des plus saints artistes en peignant l'amour chaste et pur des Thélémites, Fourier n'a jamais fait qu'écrire contre le sentiment et contre l'amour aussi bien que contre le bon sens."

  

. Poésie : le banquet Egalitaire E-Tissier

Quand les premiers Chrétiens, proscrits de l'ancien monde

Désertaient les faux dieux et leur autel immonde '

Pour le Dieu que Jésus leur avait apporté,

A l'exemple immortel de l'auguste victime, Il partageaient ~ tous, dans un repas sublime, Les symboles vivants de la Fralernité.

Frères, renouvelons les agapes antiques. Sous l'emblême sacré des pains eucharistiques, Communions avec la sainte Humanité. un jour les nations' que la haine éparpille s' asseoiront, en formant une seule famille,

Au banquet de l'Amour el de !'Egalité.

L'Egalité ! voilà la religion sainte

Qui ne s'enferme point dans une étroite enceinte

Mais dans le monde entier fait entendre sa voix. '

Sous son règne divin, l'homme n'a plus de maître:

Il est son empereur, il est son propre prêtre; Il est homme, et placé bien au-dessus des rois. (...) 

Au banquet fraternel nous convions la femme,

La chair de notre chair, et l'âme de notre âme,

Le sentiment vivant qui nous survit vainqueur.

Tout le mal est venu de son long esclavage:

Quand l'homme a nié Dieu clans son plus bel ouvrage,

Il s'est frappé lui-même au plus profond du cœur.

Mes frères, ce qui souffre aujourd'hui sur la terre,

C'est notre cœur blessé qui pleure, solitaire,

La plus sainte moitié de nous-mêmes, hélas!

Dont l'amour éclairait notre âme tout entière •

Mais nous avons souillé la céleste lumière,

Qui vacille dans l'ombre et ne s'éteindra pas.

Vous faites de la femme une esclave sur terre!

Etonnez-vous qu'alors la race prolétaire

Nous semble condamnée au malheur éternel l

Tout se tient ici-bas: si la force domine,

Si devant le fait seul l'Humanité s'incline,

Elle brise en son cœur le lien fraternel.

Femmes, en qui Dieu crée à son heure féconde,

Nourrices des humains, et les sources du monde,

Qui pourrait contempler sans attendrissement

Vos miracles d'amour, vos élans de tendresse,

Quand l'atroce douleur vous déchire et vous presse

Durant les saints labeurs de chaque enfantement.

Qu'on ne nous parle plus des anges! sur la terre,

N'avons-nous pas la femme au dévouement sincère?

Voilà l'ange que Dieu mit à côté de nous

Pour souffrir de nos maux, pour pleurer de nos larmes,

Pour apaiser nos cris par des mots pleins de charmes,

Et nous montrer le ciel dans ses regards si doux l

Comme elle sait aimer! Toujours elle s'oublie,

Comme un pain merveilleux son cœur se multiplie,

S'incarne dans un homme, et le crée à son tour.

Que lui fait, après tout, la gloire ou l'infamie?

Elle aime, elle est heureuse; elle aime, c'est sa vie :

Elle ignore la haine, et ne sait que l'amour!

Comment es-tu formé, noble cœur de la femme?

Où donc as-tu puisé la merveilleuse flamme

Que l'exil ou la mort n'a jamais pu tarir?

Quel ardent héroïsme illumine ton âme,

Que, sous le joug sanglant de l'esclavage infàme,

Ton cœur soit resté pur pour aimer et souffrir!

Qui donc pourrait blesser, sans qu'un respect le touche

 Ce cœur brûlant qui fut notre première couche;

Dont nous avons senti les doux tressaillements

Et les pulsations frémir dans nos artères,

Quand, plongés dans la nuit des plus sacrés mystères,

Nous vivions de son souffle el de ses sentiments?

. La maladie de la faim A-Desmoulins

Il était facile de prévoir que la rareté des grains et la cupidité de ceux qui en font le commerce viendraient augmenter de beaucoup, cet hiver, les souffrances et les privations de la population pauvre. Mais ce qu'ou ne pouvait se figurer à l'avance, c'est l'étendue du fléau et l'épouvantable variété des maux qu'il allait ajouter à ceux déJà SI grands qu'endurent partout les prolétaires ! (...) 

C'est dans toute l'Europe la famine : " Sous prétexte de Libéralisme et de Nationalité, elle a cherché à détruire partout toute véritable indépendance et tout esprit national. Reine du monde par le commerce, elle voudrait éveiller dans tous les hommes l'esprit mercantile qui étend et assure sa puissance; et elle n'y réussit que trop bien. Tonte société qu'elle touche se dissout et se fond en individus séparés, mais également avides des fausses richesses qu'elle leur montre; et partout où die s'établit l'humanité se divise en deux parts , un petit nombre qui jouit, une immense multitude qui souffre et qui meurt privée des choses les plus nécessaires à la vie, pour avoir recherché un bien-être impossible. Mais, à cause même des lois éternelles qu'elle a violées, l'Angleterre voit ses efforts se tourner contre elle. Les conquêtes qu'elle fait sont autant de plaies qu'elle s'ouvre, et tandis qu'elle s'efforce de couvrir le globe de ce qu'elle appelle ses produits, un cercle fatal se presse, se rétrécit autour d'elle et enferme son luxe et ses richesses iniques dans un affreux océan de maux, de misères et d'agonies. En vain elle a essayé d'éloigner .au moins de ses regards le hideux spectacle d'un peuple entier qui succombe à la faim; en vain elle a imposé à son aristocratie des charges énormes pour dissimuler les atteintes du paupérisme; le mal a empiré des efforts mêmes qu'on a tentés contre lui ,et plus le Capital s'est senti grevé par les taxes, plus il a diminué les salaires el cherché les moyens de se passer de l'homme, qui lui coûtait trop, en le remplaçant par des machines." (...) 

Puis s'ensuit une description en Angleterre et Ecosse et encore en Irlande des ravages de la faim, terribles et obscènes, si nombreux encore et déshumains en soi . ( ...) 

" Que de maux sans nom, que de souffrances inconnues jusqu'ici, que de tortures nouvelles nous sont aujourd'hui révélées! Hommes de toutes les nations, de tous les partis, de toutes les conditions arrêtez-vous dans les voies si diverses où vous êtes, où vous allez ; .arrêtez-vous et voyez ce qui se passe à l'heure qu'il est dans le monde. Voici des nations qui s'éteignent, la plus grande par1ie du genre humain qui souffre dans la barbarie ou dans l'esclavage; des populations entières qui meurent de la maladie cf e la faim, selon l'expression qu'on a trouvée. Ces faits ne vous disent-ils rien? Vous figurez-vous ce que c'est que la mort d'un peuple par la faim? Vous imaginez-vous les affreux détails d'un tel fait? les péripéties d'une aussi terrible tragédie? Oh! c'est affreux!.. .. Toutes les forces 'physiques, morales et intellectuelles s'atrophient lentement et successivement dans l'homme, jusqu'au moment où, abruti par le besoin et les privations de toutes sortes, il se couche, attendant l'insensibilité qui vient cl' abord, et ensuite la mort. Mais avant ce terme épouvantable, que n'a-t·il pas à subir? Les peintures les plus hideuses que les poètes aient faites de la mort sont dépassées. En vain déployeraient-ils toutes les ressources de leur imagination, ils ne sauraient atteindre à la variété des traits qu'offre la réalité. Cette mort frappe si lentement qu'elle laisse à chaque être qu'elle atteint le temps de se révéler tout. entier, et chacun de ses coups présente un caractère nouveau. Ici quelques affamés, les plus énergiques, s'irritent d'un trépas sans bruit et sans vengeance, ils se lèvent, ils cherchent, parmi ces victimes, des hommes disposés comme eux à la lutte et au carnage, et, malgré la faim qui éclaircit peu à peu leurs rangs, ils promènent partout la menace." (...) 

"M. Cumrnins, magistrat du comté de Cork, dans une lettre publique adressée au duc de Wellington, s'exprime ainsi : ,, Ayant entendu parler de l'effroyable misère qui règne dans la »paroisse de Mirop, South-Reeu, je m'y suis transporté avec autant de pains que cinq hommes en pouvaient porter. En arrivant "j'ai trouvé le village désert en apparence. Je suis entré dans quelques maisons. Dans la première, j'ai aperçu six fantômrs ou squelettes étendus au bout d'une chambre, dans un coin obscur, sur "la paille. Ils n'avaient pour se couvrir qu'une mauvaise couverture de cheval. Je m'approchai de ces malheureux, et je vis qu'ils » avaient une fièvre brûlante. Ils étaient six personnes se serrant les " unes contre les autres: l'homme, la femme et quatre enfants. " La nouvelle de mon arrivée s'étant répandue, je me vis bientôt ,, entouré de deux cents fan tômes. Plusieurs étaient délirants; j'entends encore leurs cris sauvages, je vois toujours leurs yeux ha-gards et leur physionomie sombre el farouche. Lorsque je voulus »sortir, j'eus de la peine à me débarrasser des étreintes d'une "femme qui avait au sein un enfant nouveau-né. La malheureuse " et ses enfants étaient dans un état presque complet de nudité." (...)

Encore une fois, hommes de toutes les nations, de tous les partis, de toutes les conditions, arrêtez-vous. Contemplez ce peuple de morts et de mourants, et dites-nous s'-il y a encore société entre les hommes, alors que des populations périssent ainsi! Et ne répondez pas, pour vous dissimuler à vous-mêmes l'étendue et . a gravité du mal, ne répondez pas que ce ne sont là que des faits particuliers à quelques peuples, et résultant d'un concours de circonstances extraordinaires. Car nous vous démontrerions de nouveau ce qu'on 'vous a démontré déjà tant de fois, savoir que ces maux, .que la rareté des substances alimentaires n'a. fait qu'aggraver sont dans-le 'fond même des institutions de- la, société .actuelle, et qu 1 atteignent presque' également toutes les classes· laborieuses d'une grande partie de l'Europe; la plus avancée dans ce qu'on ; nomme la civilisation. " (...)

« L'organisation sociale actuelle a pour résultat, disait sir Robert Peel, d'engendrer l'excès de la misère à côté de l'excès de la richesse; et loin que l'on puisse remédier à ce mal, il tend fatalement à s'accroître.  Et cela est vrai, cela est vrai de la vie actuelle , de la vie du Capital, si l'on peut parler ainsi. Oui, la Fatalité y règne, mais elle ne règne pas dans la vie véritable, dans la vie humaine. Homme, connais donc la vie, la vie qui t'est propre, la vie de l'homme, en un mot, et la Fatalité cessera de régner. La Nature redeviendra pour toi ce qu'elle est réellement, c'est-à-dire infiniment féconde, en l' Egalité t' offrira un banquet où tous trouveront place, car c est Dieu qui le présidera."

. Souvenirs d'Algérie (4)

(...)

"Nous allons écouter sur la place d'armes la musique de la légion . étrangère, qui joue avec goût et ensemble plusieurs morceaux d'opéra. Nous ne pouvons faire un pas sans rencontrer ce contraste de la civilisation européenne implantée sur le sol africain, au milieu de ces populations musulmanes qui regardent avec une égale indifférence les mœurs, les costumes, et les arts de leurs vainqueurs."

" Tandis que nous suivions les sentiers décorés du nom de route , qui courent entre les buissons, nous rencontrons un doum· de Gharabas conduisant ses troupeaux à d'autres pâturages. (On nous a dit depuis qu'ils allaient habiter un village construit pour eux). Les tentes pliées sont chargées sur les chameaux. Les ânes, les mulets portent les bagages. Une partie des guerriers est à cheval, les autres marchent lestement, malgré le poids des armes et des munitions, et déployent orgueilleusement leur agilité , en suivant notre calèche à la course. Ils portent la plupart un burnous noir sur leur burnous blanc, fabriqué à Tlemsen, comme aussi leur kaban de laine brune, bizarrement orné d'arabesques formées par des morceaux de diverses couleurs rapportés avec goût. Les femmes suivent à pied , la figure découverte, portant leurs enfants sur le dos·dans le capuchon de leurs burnous. Pauvres femmes! hâlées par le soleil , déformées par le trayaiJ, abruties par l'esclange, elles semblent ne pas appartenir à la même race que ces nommes aux traits nobles, én.ergiques et imposants, qui les méprisent et les traitent comme des animaux. Encore leur cheval est-il plus aimé et mieux traité. Toute cette caravane répandue dans la forêt, sur une étendue de près de dmx li eues , nous rappelle Israël au désert et le rapport est complet. C'est encore le PATRIARCHAT, avec l'autorité théocratique du père de famille, l'esclavage de la femme et par suite celui des enfants. Et voilà des siècles que l'état social de ces tribus n'a pas varié. " (...) 

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